1993 : un repas

En 1993, le musée Léon-Dierx présente l’exposition « Concession perpétuelle » regroupant des œuvres appartenant au Fonds National d’Art Contemporain. Parmi elles, « La Stèle/Le Cercueil » (1989), installation de l’artiste Chen Zhen.

A cette occasion l’artiste est invité par François Cheval, conservateur de 1991 à 1996, et séjourne une première fois dans l’île. Avant de venir, il pense déjà à un travail spécifique mais en découvrant La Réunion et au fil de ses rencontres sur place, il change totalement d’idée.

En effet, il observe, note, rencontre alors les membres de l’association Qi Lin. Au cours d’un repas pris en commun avec des membres de la communauté chinoise, Chen Zhen constate qu’ils ne peuvent pas communiquer en chinois et parlent de l’identité chinoise en français.

De ce repas naît la proposition pour la pièce, « reconstituer ce repas chinois » ce sera « La Digestion Perpétuelle » :

« Je me rappelle que j’étais invité par une association des jeunes chinois pour passer une soirée dans un restaurant chinois là-bas. Nous étions une vingtaine autour d’une table longue, mais pas une table ronde chinoise comme d’habitude. Nous avions bien mangé et sympathisé. Mais la chose la plus passionnante de mes souvenirs de cette soirée était la discussion, tout le long du repas, sur un seul sujet : l’Identité chinoise. Comme la plupart de ces jeunes chinois sont au moins des deuxième ou troisième générations d’immigration chinoise, ils ne peuvent pas parler chinois. Donc nous étions obligés de parler, entre chinois, du problème d’identité chinoise en français. J’ai trouvé, chez ces jeunes chinois, une profonde douleur et angoisse psychologique concernant une double perte d’identité : la contradiction entre leur physique chinois et l’ignorance de la culture chinoise y compris la langue. C’est aussi une préoccupation universelle pour toutes les autres races de la même situation à La Réunion comme en France et dans le monde entier ». Chen Zhen – novembre 1995

Le principe de l’œuvre de Chen-Zhen repose sur les idées suivantes :

1) Construire une table « chinoise » en bois mais en gardant la forme de la table rectangulaire du restaurant chinois de La Réunion et la transformer en ajoutant une plaque tournante au milieu comme la typique table ronde classique des restaurants chinois traditionnels.
2) Enregistrer à l’occasion d’un nouveau repas les discussions autour de l’identité chinoise pour que cet enregistrement fasse partie de l’œuvre en le diffusant dans l’installation grâce à deux haut-parleurs au-dessus de la table.
3) Demander aux participants au repas de donner une chaise, « la plus chinoise possible » (en bois) afin de les enchâsser (une vingtaine) dans/autour la table pour créer une situation du dialogue permanent et aussi « une situation coincée ». Chen Zhen y participe en apportant sa propre chaise.
4) Enfin, poser sur la plaque centrale de la table des objets d’identité chinoise ou de la mémoire de Chine issus toujours de contributions des participants au repas, d’après leur goût et opinion. Les objets sur la table sont considérés en tant que « nourriture »
1996 : une pièce majeure des collections du musée Léon-Dierx

Chen Zhen revient à La Réunion en mars et juin 1996 pour mettre en œuvre son installation puis inaugurer « La Digestion perpétuelle ».

Cette œuvre est caractéristique de sa démarche artistique : « Le concept « sème » et les mains « récoltent » : pour chacun de ses projets, Chen Zhen part de la relation et de l’ensemble des liaisons qui s’établissent peu à peu entre lui et un contexte spécifique. Par l’enquête, le dialogue, l’écoute, l’observation, il assemble les matériaux physiques, intellectuels, émotionnels et sensoriels avec lesquels travailler […] Selon lui, rien n’existe hors d’un contexte. Et chaque contexte est susceptible d’évoluer favorablement ou défavorablement ».

A propos de la place de l’objet dans ces installations Chen Zhen écrit : « Je voudrais laisser l’objet – témoin/victime de notre société- revivre une nouvelle fois spirituellement […] et dialoguer intimement avec l’homme et la nature ».

Conçue en 1993, la « Digestion perpétuelle » est la première des tables nées dans l’imagination de Chen Zhen. Elle préfigure dans son concept la célèbre Round Table de 1995, présentée devant le siège des nations Unies à Genève. Round Table, importante dans la carrière de l’artiste, appartient au Fonds national d’art contemporain et sera de nouveau présentée au Musée Guimet à Paris en 2010.

Montrée pour la troisième fois depuis sa création – exposition en 1996 et 2004 au musée -, « La Digestion perpétuelle » est un des chef-d’œuvres de la collection du XXe siècle du musée. Sa présentation est complétée en 2010 par la projection du film réalisé par le Centre régional de Documentation pédagogique (édité en 2007) qui retrace les étapes de la naissance de l’œuvre et offre au visiteur plusieurs reportages sur le travail de Chen Zhen entre 1986 et sa mort en 2000.